CALLICLÈS. – Car comment un homme pourrait-il être heureux s’il est esclave de quelqu’un d’autre ? Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? Eh bien, je vais te le dire franchement ! Voici, si l’on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n’est pas capable, j’imagine, de vivre comme cela. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes de vivre ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. […] Ecoute, Socrate, tu prétends que tu poursuis la vérité, et bien, voici la vérité : si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce que l’on veut, demeurent dans l’impunité*1, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste, ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à l’encontre de la nature. […]
SOCRATE. – Regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y a deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. […] une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. […] En te racontant cela, est-ce que je ne te convaincs pas d’admettre que la vie tempérante*2 vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?
CALLICLÈS. – Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le type d’existence dont tu parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisirs est celle où l’on verse et l’on reverse autant qu’on peut dans son tonneau.
*1 : impunité : absence de punition
*2 : tempérance : capacité à maîtriser ses désirs
PLATON, Gorgias [IVe s. av. J.-C.]
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.
1°/ Indiquez la thèse du texte et les étapes de son argumentation.
2°/
a/ Expliquez : « si l’on veut vire comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer ».
b/ Expliquez : « une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines »
c/ Expliquez : « l’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le type d’existence dont tu parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre ».
3°/ La vie heureuse ne doit-elle pas nécessairement passer par une maîtrise des désirs ?